Les transformations du
paysage landais, et en particulier le boisement des zones de pacage, qui est à l'origine du paysage actuel, correspondent à maints égards à la rencontre entre les intérêts et les besoins de la
société française dans son ensemble avec ceux d'une élite locale. Cette élite faite de notables, de grands propriétaires fonciers mais aussi de petits industriels comme les maîtres de forges,
aspirent à la rénovation du système socio-économique de la région. Cette rencontre sait s'appuyer sur un pouvoir politique central ouvert à la perspective d'une telle modernisation et capable de
l'encourager. C'est sur ces bases que se développe le système forestier qui domine l'économie agricole landaise pendant près d'un siècle, à travers le gemmage. Pour autant, la transition vers le
système sylvicole ne se fait pas brutalement. Elle met cinquante ans à s'imposer définitivement, passant par différents stade intermédiaires pendant lesquels cohabitent les différents types
d'exploitation.
La loi de 1857 marque le point de départ de la privatisation des communaux. Or cette privatisation ne contribue pas à la généralisation de la
propriété au sein d'un population rurale essentiellement faite de métayers et de propriétaires. On assiste au contraire à un vaste mouvement de concentration foncière. Ce mouvement tend même à se
renforcer une fois que le système sylvicole commence son essor. Les grands propriétaires développent en effet des stratégies de rachat systématiques des parcelles des petits propriétaires,
asphyxiés par le nouveau système économique. Ces derniers ne pouvant plus avoir recours aux biens communaux pour faire paître leur troupeau, et ne pouvant donc plus fertiliser leurs parcelles
agricoles, sont rapidement contraints de quitter la région ou de devenir métayers. Ainsi, les grands bénéficiaires du mouvement de privatisation des communaux, puis de la mise en place du système
sylvicole, sont les propriétaires rentiers, ainsi que des représentants des professions libérales, des artisans ou commerçants et des industriels locaux. Eux seuls possèdent, en effet, le capital
nécessaire à l'achat de la terre, au drainage des zones humides et à la plantation de pins. De plus, cet investissement important ne peut pas être rentabilisé avant plusieurs années, le temps que
les arbres atteignent leur maturité et soient prêts à être exploités. Les métayers ne disposent pas d'un tel capital et ne peuvent donc entreprendre des travaux sur des parcelles qu'il ne font
que mettre en valeur, sans les détenir.
La récolte de la gemme est déjà implantée dans le département, mais elle n'est encore qu'une activité d'appoint pour la plupart des métayers landais.
Or, au milieu du XIXe siècle, une série de facteurs vient encourager la production et donc, favoriser le développement de la sylviculture et du gemmage dans les Landes. La croissance de
l'industrie, alors grande consommatrice de bois et le développement depuis le début du siècle de nouvelles techniques de transformation de la résine, justifient largement la politique impériale
de développement des zones forestières et l'aspiration des propriétaires landais à voir se développer cette production, ouverte sur un marché national et international, et porteuse de profits
substantiels. Le boisement des biens communaux est donc l'occasion de réorienter l'agriculture locale, ce qui n'est pas sans conséquence sur l'organisation du travail et de la société rurale
landaise. Le principal de ces changements est la généralisation de la rente en argent pour les métayers. Dans le système agricole traditionnel, les métayers touchent en effet une part de la
récolte qu'il utilisent pour leur propre consommation ou, fait relativement rare, qu'il commercialisent. Avec la généralisation du gemmage, la rente en argent, qui existe déjà de façon marginale,
se diffuse largement. Dès lors, les métayers ne touchent plus une part de la récolte, mais une part du prix de sa vente, lorsqu'ils amènent la résine dans les ateliers de transformation. Ce
système est la source d'une forme d'ambiguïté sur le statut des métayers. Ces derniers perçoivent une rente en argent, mais celle-ci est fixée selon l'état du marché. Ainsi, ils peuvent être
tentés de se considérer comme des ouvriers agricoles salariés, tout en étant soumis aux aléas du cours de la gemme. Cette ambiguïté est la source de l'émergence, chez les métayers, d'un véritable
comportement de classe et de l'éclosion des nombreux conflits sociaux qui frappent le monde rural landais aux XIXe et XXe siècles. En effet, le mode de production mi-ouvrier et mi-paysan généré
par ce nouveau système sylvicole repose sur une double base économique : une agriculture vivrière à vocation d'auto-subsistance et une sylviculture industrielle à vocation marchande. Le terme de
métayer-gemmeur traduit bien cette dualité, le premier terme renvoyant au statut juridique et le second, au travail et à la vocation économique de cette catégorie sociale.
Le développement de la sylviculture et du gemmage bénéficie également, à ses débuts, de circonstances économiques particulièrement
favorables. En effet, en 1861, alors que la Guerre de Sécession fait rage aux
Etats-Unis, Abraham Lincoln décrète le blocus des Etats américains du Sud. La France devient le seul pays pouvant fournir des quantités importantes de produits de la résine. En conséquence, dès
1862, le cours de la barrique de gemme s'envole et cette dernière devient une production attractive pour de nombreux propriétaires de la région, tout comme pour des spéculateurs extérieurs au
département. Les propriétaires qui n'ont pas encore opéré leur conversion vers la sylviculture se précipitent sur les communaux et sur les petites parcelles de lande pour les ensemencer et les
transformer en pignadas. Et sous cette pression, les communes aliènent des terrains en grande quantité, accélérant le processus de concentration foncière. Même si elle n'est que de courte durée,
à peine cinq ans, la période de croissance, durant la Guerre de Sécession, soutient le mouvement concentration foncière, en rendant la production de gemme encore plus attractive aux yeux des
investisseurs et des propriétaires.
Aux deux extrémités de l'échelle sociale, la mise en place de ce nouveau système agricole reposant sur l'exploitation de la forêt a pour conséquence de
remodeler fondamentalement les catégories sociales, leur mode de vie et leur identité. Pour le cas des métayers, le fait essentiel est celui de la diffusion de la rente en argent, évoqué
ci-dessus. Leur mode de vie reste à plus d'un titre austère et précaire et ne connait pas d'amélioration sensible, malgré la prospérité du commerce de la gemme et des propriétaires au cours des
années 1860. Pour autant, les rapports entre les différentes catégories sociales connaissent des évolutions. En effet, bien qu'issus de catégories sociales déjà établies dans le système
traditionnel ou de catégories sociales émergentes comme les tenants de professions libérales, les grands propriétaires forestiers se constituent en une véritable bourgeoisie terrienne adoptant
des comportements relativement nouveaux. On assiste par exemple, à l'essor d'une nouvelle architecture bourgeoise, qui tranche avec les critères de différenciation sociale caractéristiques de la
période précédente. Les propriétaires habitant encore la région se regroupent en effet dans les bourgs, rompant ainsi avec le milieu paysan, et imposent un nouveau style : construction de maisons
massives agrémentées de vastes parcs, abandon du bois pour la pierre et de l'ardoise pour la tuile d'importation. Ce regroupement dans les bourgs et dans des maisons radicalement différentes de
celles des ruraux vient matérialiser l'éloignement croissant des propriétaires. La confrontation entre métayers et propriétaires devient ainsi plus rare. A travers cet éloignement constant, les
rapports entre ces deux catégories sociales, de plus en plus marqués par la rente en argent, se dépersonnalisent et s'éloignent des rapports paternalistes traditionnels pour tendre vers des
rapports sociaux conflictuels proches des rapports entre patrons et ouvriers.
Le fait que les métayers ne connaissent pas d'amélioration de leur quotidien, suite à l'essor de la sylviculture, n'est pas la seule ombre au tableau
de la transformation du système agricole landais. En effet, la reconversion de l'économie rurale a un coût. De nombreuses expérience agronomiques sont menées dans les Landes, notamment dans les
domaines de l'empereur ou des ses proches. Pourtant, dans la majeure partie du département, seule la sylviculture se développe durablement. Par exemple, les engrais chimiques, auxquels
Napoléon III porte pourtant une grande attention, ne trouvent pas
leur place dans l'agriculture landaise, caractérisée par la pauvreté de ses sols. Il en va de même pour les moulins qui pâtissent de la baisse importante de l'activité
agricole à partir de la seconde partie du XIXe siècle, alors même que les projets et inventions parfois insolites ne manquent pas.
L'essor du prix de la gemme dans les années 1860 joue certainement un rôle dans ce mouvement, renforçant l'attraction des propriétaires pour une culture spéculative déjà implantée dans la région. Mais la conséquence la plus grave de ces bouleversements économiques, déjà déplorée par un certain nombre de contemporains, tient sans doute au sort fait aux acteurs du système agro-pastoral traditionnel. La vente des communaux condamne les petits propriétaires qui ne peuvent plus faire paître leur troupeau et qui donc ne peuvent donc plus en tirer les fumures nécessaires à la fertilisation de leurs terres. Ainsi, à mesure que s'impose le système sylvicole, l'exode rural s'accélère et connaît une ampleur bien plus grande que dans d'autres régions françaises à la même époque. Entre 1866 et 1911, la population des cantons grands-landais baisse ainsi de 10%. Pour ne prendre qu'un exemple, la seule commune de Saugnac-et-Muret voit s'expatrier 474 habitants entre 1866 et 1881, soit près de 25% de sa population initiale. Pour autant, ce bouleversement radical de la société landaise ne se fait pas sans heurts et sans résistances.
En effet, la privatisation des
communaux et leur transformation en plantations de pins se heurtent à l'hostilité des pasteurs, qui refusent de voir disparaître les espaces de pacages essentiels à l'équilibre de leurs
exploitations. Cette hostilité se manifeste par le déclenchement de nombreux
incendies. Ainsi, pour les trois années 1869, 1870 et 1871, plus de 36000 hectares de forêt sont détruits par le feu. La protection de la forêt contre le feu reste certes précaire à cette époque,
et l'on ne peut donc attribuer l'ensemble de ces destructions à des incendies criminels déclenchés par des métayers ou des petits propriétaires exploitants hostiles. Pour autant, ces derniers
représentent sans nul doute une part majoritaire des cas d'incendies. Cette résistance se développe plus particulièrement à la fin des années 1860 et au début des années 1870, alors que le marché
de la gemme est entré dans une grave crise qui tranche avec la prospérité des années précédentes. Les domaines les plus touchés sont de plus ceux des grands propriétaires absents de la région,
comme les frères Péreire. Dans certaines zones, cette révolte pastorale a quelques résultats et fait reculer pour un temps la forêt. Mais de façon générale, il semble plutôt qu'elle ne
fait au mieux que reculer de quelques années l'avènement du nouveau système sylvicole.
Janvier 2025